Les français contre l'immigration ?
L’immigration, le gros lot de la course à l’échalote électorale, qui se dispute entre la droite extrême et l’extrême droite. Les Français résistent bien à l’intox. Un article de Pierre Bréchon, politologue et chercheur au laboratoire de sciences sociales, Pacte.
Encore un projet de loi sur l’immigration. C’est le 29e depuis 1980, soit en moyenne un tous les 17 mois. Cette prolifération, parfois due à un retour sur des mesures passées, montre le niveau de crispation atteint à l’égard des immigrés dans nombre de partis politiques. De nombreux politiciens semblent persuadés que les considérations négatives envers les immigrés prédominent dans l’opinion publique. Qu’en est-il exactement ? Comment ont évolué les perceptions de l’immigration depuis 40 ans ?
Dans l’enquête sur les valeurs des Européens (EVS), réalisée tous les neuf ans, une question sur la préférence nationale à l’embauche est posée dans les mêmes termes depuis 1990. Alors que 61 % des Français se déclaraient favorables à une préférence nationale à l’embauche en 1990, ils ne sont plus que 42 % à y être favorables en 2018. Il s’agit d’une évolution à la baisse très importante, là où on aurait pu s’attendre à une augmentation. En effet, pendant la même période, depuis les années 1990, l’extrême droite a progressé. Mais les succès du RN (ex FN) sont loin d’être seulement dus à des discours anti-immigration. Ses demandes sur l’augmentation du pouvoir d’achat, sa critique de la classe politique, son attrait pour des leaders autoritaires y sont aussi pour beaucoup. Au second tour de l’élection de 2022, d’après un sondage Opinionway, l’enjeu le plus déterminant pour l’électorat Le Pen était le pouvoir d’achat, l’immigration ne venant qu’en second. Dans un sondage IFOP d’août 2023, la lutte contre l’immigration clandestine ne vient qu’en 5e position des enjeux prioritaires chez les personnes proches du Rassemblement national (et en 10ᵉ position pour l’ensemble des Français).
Des perceptions de l’immigration plus modérées qu’on ne le croit
Les réponses à cinq questions de la dernière vague de l’enquête EVS (2018), montrent que les jugements sont plus mesurés qu’on pourrait le penser. L’effet de l’immigration sur le développement de la France n’est jugé mauvais que par un quart des Français. À peu près le même pourcentage le considère bon, alors que près de la moitié répondent « ni bon, ni mauvais ». L’idée que les immigrés prennent les emplois des gens du pays est aussi très minoritaire, beaucoup ayant probablement conscience que les immigrés occupent des emplois peu demandés. La préférence nationale à l’embauche quand les emplois sont rares, le stéréotype d’un effet néfaste pour la Sécurité sociale et la criminalité recueillent davantage de soutiens.
Ces cinq indicateurs très liés entre eux nous ont permis de construire un indice unique de perception des immigrés, découpé en deux parties à peu près égales : 45 % des Français partagent des jugements négatifs vis-à-vis des immigrés. C’est un peu plus que chez nos voisins d’Europe de l’Ouest (42 %) mais beaucoup moins qu’en Europe du Sud (51 %) et de l’Est (67 %). Les Scandinaves sont les plus ouverts (37 %).
Pourquoi de telles différences selon les sociétés ?
Les explications de ces fortes différences de perception des immigrés sont nombreuses. Le fait d’être très nationaliste joue beaucoup. Plus les Français et les Européens valorisent leur identité nationale, plus ils tendent à avoir des orientations négatives à l’égard des immigrés.
Jouent également fortement le niveau d’individualisation (vouloir être autonome dans tous les domaines de sa vie) et d’individualisme (être centré sur son intérêt personnel), ainsi que la position sociale et le positionnement sur l’échelle gauche droite. Le rejet des immigrés est nettement plus fort chez les personnes nationalistes, faiblement individualisées, fortement individualistes, appartenant à des catégories défavorisées et orientées à droite.
On aurait pu penser que l’effet de la religion sur les perceptions des immigrés serait très important. Les grandes religions portent en effet un message clair d’accueil de l’étranger, comme le rappelle très souvent le pape François. Or quand on observe le niveau des perceptions négatives selon le degré d’intégration au catholicisme, les différences ne sont pas énormes.
Tous ces facteurs explicatifs n’annulent probablement pas l’effet que peuvent ou pourraient avoir les hommes politiques et les politiques publiques sur l’opinion. Or, depuis 1974, les politiques migratoires se sont beaucoup durcies. La France n’a pas vraiment pris sa part de l’accueil des migrants en Europe, eu égard à sa population et à sa richesse. Ils sont pourtant économiquement plutôt bénéfiques pour notre économie.
Le paradoxe : une acceptation qui progresse, un milieu politique très frileux
Un très grand nombre de sondages confirment qu’en France, l’acceptation des immigrés est plus forte qu’autrefois et que la xénophobie s’est affaiblie. En 2021, 67 % approuvaient que les étrangers puissent voter aux élections locales, soit 13 points de plus qu’en 2013. Alors que 74 % jugeaient qu’il y avait trop d’immigrés en France en 1995 et 65 % en 2005, il n’y en aurait plus qu’environ 60 % aujourd’hui. Selon un sondage Kantar Public sur l’image du Rassemblement national, il n’y aurait même que 47 % des Français à le penser en 2022. Seulement, pour des raisons difficiles à expliquer, cette question, très souvent posée, donne des résultats un peu différents, même à des moments proches. Les réponses sont très clivées selon l’orientation politique des sondés, allant de près de 90 % d’approbation à l’extrême droite à environ un tiers à gauche ou dans le camp présidentiel.
La presse cite beaucoup de résultats peu favorables à l’acceptation des immigrés mais peu des résultats plus positifs. Par exemple, environ 70 % des Français estiment aujourd’hui que « L’immigration est une source d’enrichissement culturel », ce qui est rarement souligné. On observe donc un paradoxe entre ce que montrent les sondages – une acceptation plus importante qu’autrefois de l’immigration, des valeurs de compassion et de solidarité, qui contrebalancent en partie les craintes à l’égard des immigrés – et les discours des hommes politiques au pouvoir, allant d’un rejet absolu à des formes d’accueil extrêmement prudentes.
Des politiques migratoires françaises de plus en plus répressives
Le projet de loi actuellement en débat au Parlement vise à durcir encore la législation des personnes en situation irrégulière. Les personnes ayant fait l’objet d’une OTQF (obligation de quitter le territoire français) devraient pouvoir être expulsés plus facilement. L’aspect novateur du projet : permettre des régularisations de personnes en situation irrégulière ayant un travail dans un « métier en tension » (cafés-restauration, santé, services à la personne, bâtiment…) et leur donner une carte de séjour d’un an, a été quasi abandonné par le Sénat. La droite et l’extrême droite ont mené un combat très actif, craignant qu’une politique de régularisation selon des critères fixés, et non très limitatifs au cas par cas à l’appréciation d’un préfet, ne génère un « appel d’air » à l’égard de nouveaux migrants.
Pourtant le choix du pays européen par les arrivants sans visas tient avant tout à la présence antérieure de membres de leur famille, de leur réseau social ou au minimum d’une diaspora nationale déjà là pour aider à leur intégration. La connaissance de la langue joue aussi. De même que l’attractivité économique du pays. Or, à part pour les Maghrébins, la France apparaît assez peu attractive. Elle l’est beaucoup moins que le Royaume-Uni ou l’Allemagne. Toutes les études montrent depuis longtemps qu’il n’y a pas de corrélation entre les politiques migratoires suivies par un pays et le nombre des arrivées. Les flux migratoires sont d’abord générés par les énormes problèmes existant dans les pays de départ et non par les politiques plus ou moins ouvertes des pays de réception.
Pierre BRÉCHON est professeur émérite de science politique à Sciences Po Grenoble, qu'il a dirigé de 2002 à 2005, et chercheur au laboratoire Pacte. Il travaille sur la sociologie des valeurs et de l’opinion, sur les comportements électoraux, les attitudes politiques et religieuses en France et en Europe. Il dirige les collections « Politique en plus » et « Libres cours Politique » aux Presses universitaires de Grenoble. Il a publié, avec Frédéric Gonthier et Sandrine Astor, La France des valeurs (Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2019).