La fabrique de l'opinion, un métier à temps plein
Avant d’aborder la question de sa fabrication et de ses conséquences sur le plan démocratique, voyons ce qu’est cette entité qu’un publiciste anglais qualifia de « force impalpable comme le vent ».
Tout le monde a « son opinion » mais le terme ici s’entend comme la résultante des multiples avis de la population d’un groupe ou d’un pays sur un sujet. Paradoxalement, c’est à la fois une force démocratique considérable que les puissants craignent, mais qui présente une grande faiblesse dans son apparente incapacité de s’entendre sur l’essentiel.
Dans son livre La Fabrique de l’opinion, Loïc Blondiaux (Seuil, Paris, 1998) écrit : « Intellectuellement, elle mène au coeur des contradictions de la pensée démocratique. Tout à la fois vénérée et redoutée, écoutée et dénigrée, elle s'est imposée très tôt aux élites politiques et savantes comme une énigme à résoudre autant que comme un risque à domestiquer. »
Incapacité apparente parce que résultant très souvent d’un conditionnement par médias interposés pour obtenir un résultat allant dans le sens d’intérêts dits « supérieurs », celui des classes dominantes. Le sujet est vaste, nous n’examinerons que quelques cas caricaturaux.
Le paysage audiovisuel français (PAF) largement aux mains des milliardaires est la principale usine à opinions. Il est clairement au service du modèle économique et tout acquis à la croissance économique envers et contre tout. La publicité qui entre largement dans son financement incite toujours à la surconsommation contraire au bien-être des gens, présent et surtout à venir. Il fédère les différentes fabriques, tellement omniprésent qu’on l’oublierait.
Les sondages d’opinion nous sont arrivés des États-Unis au milieu du siècle dernier. Sensés recueillir l’avis des gens en vue d’en tenir compte pour leur donner satisfaction, si c’est le cas parfois, ils sont plus généralement utilisés pour prendre la température du corps social, surtout en période électorale, avant de lui administrer une cure, par exemple de restrictions de services sociaux.
Le projet de recherche CosPo initié par Sciences-Po Bordeaux interroge justement sur la relation entre sondages et démocratie représentative : « Est-ce que les sondages couvrent d’avantage les enjeux qui sont importants aux yeux de la population ? Ou plutôt ceux qui le sont aux yeux des gouvernants ? »
Pierre Bourdieu, sociologue, disait des sondages qu’il était tout simplement impossible qu’ils soient représentatifs et fiables. « Toute enquête d’opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion », ce qu’il conteste. Puis il ajoute : « on suppose que toutes les opinions se valent. Je pense (…) que le fait de cumuler des opinions qui n’ont pas du tout la même force réelle conduit à produire des artefacts dépourvus de sens. » Enfin, dans « le simple fait de poser la même question à tout le monde, se trouve impliquée l’hypothèse, qu’il y a un consensus sur les problèmes, autrement dit, qu’il y a un accord sur les questions qui méritent d’être posées. » Comme en a témoigné la Convention citoyenne, Bourdieu sous- entend que les sondés devraient être au moins bien informés du sujet des questions posées.
La manipulation peut venir d’un parti politique ou d’ONG sur des thématiques particulières. L’institut convergence MIGRATIONS dans une série de rencontres publiques récentes décortique les stratégies efficaces mise en place par les partis xénophobes pour amener avec succès l’opinion à leurs fantasmes. De même, quelques associations opposées aux éoliennes sillonnent la France de site en site pour créer et visibiliser des oppositions locales aux avant projets participant ainsi au retard du développement des énergies renouvelables. Alors que par ailleurs, les sondages attestent qu’une grande majorité de Français y est favorable.
La proximité des médias, des mondes politique et économique que le film Les nouveaux chiens de garde montre remarquablement est un terreau idéal pour s’entendre et amener l’opinion à accepter l’inacceptable, voire à voter contre ses intérêts.
Dans La société du spectacle, Guy Debord parle lui de propagande en tant « qu’affirmation omniprésente d’un choix déjà fait dans la production et la consommation corollaire » qu’il suffit alors de faire accepter.
Quelles différences avec le complotisme en plein développement, que les réseaux sociaux facilitent en ce qu’ils mettent l’outil de grande diffusion à la portée de tous ? Peu sur le fond, on est toujours dans le mensonge. Dans la forme, ils empiètent sur le terrain dont l’accès était contrôlé et réservé aux élites, ce qui serait un progrès démocratique.
Mais, l’usage qui est fait en grande partie de cette liberté par des activistes, amplifie la perte de repères dont notre époque qui a de moins en moins de perspectives d’avenir enviables se passerait bien. Vrai ou faux ? Neuf pour cent de nos concitoyen.nes penseraient que la terre est plate…